lundi 14 juin 2010

Ahavat(s) : quand Régis Debray critique les dirigeants israéliens

Debray. «Si ce bonhomme nous critique, c’est qu’il est dépourvu de “l’ahavat Israël”, il n’aime pas notre peuple. Tout le reste en découle. Passons.» En écrivant ces mots dès la première page de son nouveau livre, À un ami israélien (Flammarion), Régis Debray déclare ne pas échapper au «virus de l’autosuspicion», comme une mise en garde préventive. Pensez donc. Critiquer l’État d’Israël, n’est-ce pas une sorte d’interdit, qui, transgressé, signifierait immanquablement une absence d’«amour du peuple juif» (« ahavat Israël ») ? Le philosophe et médiologue aime déplaire et relever le gant là où la confrontation d’idées paraît déjà mal jouée. En s’adressant nommément à l’historien et diplomate Élie Barnavi (qui lui répond à la fin du livre), Régis Debray prévient : « Je suis sûr, en abordant cette rive bardée d’écueils, 
de me brouiller avec la moitié plus un de mes meilleurs amis. 
Il se trouve simplement qu’un Gentil se sent les coudées 
plus franches avec un juif d’Israël… » C’est dit.

Combat. Nous n’avons pas oublié son précédent livre sur le même sujet, l’éblouissant Un candide en Terre sainte (Gallimard, 2008), où Debray-le-laïque s’était nourri de ses rencontres pour nous dépeindre la situation inextricable de ce conflit israélo-palestinien. Il y affirmait son immense pessimiste, quoique, pour lui, la lucidité constitue toujours le meilleur des combats… « Israël, issu d’une lutte de décolonisation, symbole du colonialisme ? », demande-t-il cette fois sans détour. «Tout ce que vous diagnostiquez du conflit israélo-palestinien est vrai, m’a-t-on répondu en substance, mais en France il n’est pas possible de dire publiquement ce que vous écrivez.» Et Debray ajoute: «Le jour où l’on m’a fait cette réponse, je me suis promis d’écrire un autre livre, engagé celui-là, simplement pour me mettre en accord avec moi-même, avec ce que j’ai vu là-bas.» Puisque l’histoire n’est pas une science du passé mais une science du présent avec l’épaisseur du temps, il lui fallait, ici-maintenant, ne pas retenir sa plume. Et choisir des mots plutôt que d’autres. Il écrit «boucler une population» (et non «évacuer un territoire»). «Peine de mort» (et non «exécution judiciaire»). «Mur» (et non «clôture de sécurité»)… Debray ose même  : «Abraham le prophète a des disciples, Jacob le patriarche a des descendants. Tout est là. » C’est dit.

Colonisateur. Plus délicat encore, l’intellectuel aborde devoir d’histoire et travail de mémoire. Posons une question risquée  : la sacralisation pénitentielle aveugle-t-elle l’Occident sur le conflit colonisateur que mène Israël ? Oui ? Non ? Oui et non ? S’il ne tranche pas l’affaire et s’emploie aux précautions d’usage pour ne pas laisser la moindre prise aux interprétations, le philosophe sait néanmoins qu’il fera sursauter malgré l’érudition rare et brillante qu’on lui connaît. Il précise : «Si la barbarie affecte l’ensemble du monde, par quel miracle les victimes de la plus grande des barbaries, et leurs descendants, y auraient-ils échappé ? À force de se répéter que pour faire la paix il faut de la force, ils se sont pliés à cette règle morne et jamais fatiguée qui veut que l’on soit barbare avec les faibles.» C’est dit.

Liste. Régis envisage-t-il sérieusement que sa virulence à l’égard des dirigeants israéliens puisse être l’objet de controverses pour gens de bonne volonté ? Ou sera-t-il victime, comme d’autres, d’une «phalange de bras vengeurs» ? Se retrouvera-t-il, comme Jacques Derrida, Edgar Morin ou d’autres « alter-juifs », sur ce qu’il appelle «la liste grise» ? «Trop c’est trop, lance-t-il. Cette garde sacrée d’épurateurs, je le sais bien, n’en fait qu’à sa tête (…) en allant s’installer sur la ligne de feu.» S’adresse-t-il à un peuple en guerre ? «Je refuse la supposée illégitimité des goys à aborder ces questions-là, rétorque-t-il. Israël se présente comme le champion de l’Occident au Proche-Orient : en tant qu’Occidental, j’ai le droit de dire à mon soi-disant champion ce que m’inspirent ses pratiques. Et puis je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Au fond, je me suis débarrassé d’un pavé sur la langue. Je ne voulais pas crever sans l’avoir fait.» Et il résume massivement  : «Huit cent mille autochtones chassés de leur terre manu militari, d’après un plan concerté par un chef charismatique agissant avec la rudesse d’un “bolchevik sans le communisme”.» C’est dit.

Conscience. La phrase se fait alors plus dérangeante, moins cajoleuse qu’à l’accoutumée. L’heure est-elle si grave pour laisser tomber à ce point les masques grandioses et tremper de nouveau la plume dans le vitriol des sombres cabinets de réflexion ? S’il dit, avec la faconde révoltée du militant universel qu’il n’a jamais cessé d’être, avoir «eu honte» devant «ces checkpoints où se presse à l’aube un bétail humain infiniment patient, infiniment soumis malgré l’exaspération», c’est qu’il veut encore prouver qu’il n’est pas « revenu de tout », comme le pensent ceux qui le souhaiteraient tant… Debray ? En première ligne ! Et il l’assume  : «Il y a deux Israël, et je ne désespère pas de voir l’un prendre le dessus sur l’autre. Alors oui, je plonge dans la fosse, je quitte mon dégagement, je fais l’intellectuel, tant pis pour moi, par acquit de conscience.» Et quelle conscience ! Ça aussi, c’est dit.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 juin 2010.]
(A plus tard...)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci à Ducoin - et surtout merci à Régis Debray, pour exprimer clairement ce que nous sommes nombreux à penser.

Anonyme a dit…

Voilà des mots qui font du bien pour tous ceux qui n'hésitent pas à critiquer ouvertement les dirigeants israéliens (et non l'Etat d'Israel). Régis Debray a beaucoup de courage : nous sommes avec lui !