lundi 27 septembre 2010

Relief(s) : l'idéologie dangereuse du Palais...

Réalité. «Une seule pensée de l’homme vaut plus que l’univers tout entier.» Lit-on encore saint Jean de la Croix en ce début de XXIe siècle ? Poser cette question en apparence saugrenue n’a rien de condescendant (qu’on ne dise pas «mon dieu, c’est compliqué»), sauf à considérer que nous vivons dans un monde de concorde et de quiétude qui nous dispenserait, ô miracle, d’être submergés par l’ivresse du bavardage de la médiacratie dominante, qui, avec une régularité métronomique, souvent digne d’une propagande de masse, nous abreuve de discours formatés. Parfois, trop de mots, trop de commentaires finissent par dévaluer la parole aussi sûrement que trop d’exubérance finit par altérer les discours (même les plus érudits). Trop de mots pour trop peu de sens ? Autant le dire : l’Élysée aurait mieux fait de réfléchir à cette question 
avant de réagir aussi vite, jeudi, alors que les manifestations contre la casse de nos retraites submergeaient plus de 230 villes de France. En entendant les conseillers du Palais déclarer que cette nouvelle mobilisation (exceptionnelle) était un «signe que peut-être les Français adhèrent davantage au projet du gouvernement» (sic), nous nous sommes demandés s’ils n’avaient pas définitivement débranché de la réalité, au point de travestir les faits avec un aplomb digne des pires affabulateurs. Rien d’étonnant. L’usurpateur-élu ne s’encombre d’aucune espèce de morale. Démagogie, outrance, provocation, sont pour lui des armes quotidiennes. Un ancien conseiller au Palais, peu habitué à l’autocritique, nous confessait dernièrement : «Pour des raisons idéologiques, il est capable de tout…» Traduction : aucun interdit idéologique et/ou éthique ne le bride. Une manière de contredire Pascal Bruckner, plus dévoué que jamais à la cause du Palais, qui ose affirmer que Nicoléon «dispose d’un clavier infini de mesures et, comme il est dépourvu d’idéologie, il les essaie toutes». Vous avez bien lu : «dépourvu d’idéologie». Subsiste donc le fourre-tout libéralo-néoconservateur qui sert 
aux éditocrates de placard pour cadavres gênants (se souviennent-ils de leurs vingt ans ?). Formes de totalitarismes de la pensée économiquement compatible avec le capitalisme. Serviteurs zélés de l’«homme d’action» pour qui l’action est tout, chef-histrion sans limites. Les lèche-bottes mangent toujours au
Fouquet’s –, c’est même à ça qu’on les reconnaît.

Dangereux. Démentons véhémentement une hypothèse qui court les salons parisiens. Non, les dramatiques effets des politiques sécuritaires et antisociales de Nicoléon ne doivent rien à des «dérives» supposées, «maîtrisables» en fonction des circonstances. Tout est pensé, anticipé, assumé. C’est une guerre de classe qui est en cours, méthodique, tactique, de grande ampleur. Nous ne sommes plus les seuls 
à le constater. Dans son dernier éditorial du Nouvel Observateur, le «prudent» Jean Daniel, cette semaine, avouait en ces termes sa profonde lassitude : «En Italie, le populisme berlusconien a déjà transformé l’illusion en une réalité durable. La question est de savoir si cette transformation va avoir lieu en France et c’est ce qui justifiait le titre que nous avions mis il y a quinze jours sur notre couverture : “Cet homme est-il dangereux ?’’ J’ai finalement eu tort d’avoir douté de son opportunité.» Et Jean Daniel d’ajouter à propos du chef de l’État : «Comme il n’a plus rien à perdre, il ne peut qu’essayer de gagner. (…) S’il gagne, il entraîne le peuple dans le déshonneur.» Même Jean Daniel le pense : cet homme est dangereux. Sans point d’interrogation cette fois.

Luttes. Et nous autres ? Où en sommes-nous dans cet univers philosophique dévasté ? Puisqu’on voudrait nous faire passer pour des péquenots d’arrière-saison, piégés par la longue décantation de nos engagements, submergés par les «modernistes» d’une «basse-époque idéologique», nous ne pouvons vouloir le jour sans la nuit, le combat social sans la lutte des classes, la transformation de la société sans en payer le prix. D’où ces deux questions qui doivent nous agiter en cette période : 1. Les révoltés d’ici et de maintenant sont-ils toujours optimistes lorsqu’ils creusent le réel ? 2. Assistons-nous à la prolétarisation du monde ou à une nouvelle lutte des classes ? Dans notre navigation au jour le jour, pour garder la bonne distance avec l’actualité, nous versons souvent dans le révélé sans perspective ou la prise directe au détriment du sens. Nous connaissons le danger : que l’a priori finisse par tuer l’a posteriori. Le temps tasse. Il aplatit les reliefs et bouche les fissures. Dressés au «tout et tout de suite»
des plaisirs rapides et falsificateurs, nous ne sommes plus dans l’attente, comme au temps des livres, des longs projets et des collectifs militants. Nous ne savons jamais à l’avance les conséquences de ce que nous faisons – ou ne faisons pas. Le bonheur de Sisyphe n’est pourtant pas un songe. Elle existe, cette quête d’une société meilleure, d’un cercle magique de festins humanistes et philosophiques où s’ouvrent tous les cœurs. L’espérance survient et se donne avec la même aisance. Ni notre abattage ni notre faconde, pas plus que 
notre chaleur géographique ne nous couperont de l’Histoire 
avec la majuscule qui sied à son statut. «Le but secret de l’histoire, sa motivation profonde, n’est-ce pas l’explication de la contemporanéité ?», disait Fernand Braudel. Nicoléon n’a jamais lu Braudel.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 septembre 2010.]

(A plus tard...)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Voilà encore de quoi réfléchir sérieusement, comme toujours avec JED...
Il pose une question à laquelle ne j'avais pas songé : Assistons-nous à la prolétarisation du monde ou à une nouvelle lutte des classes ?
J'avoue que je ne sais répondre à cette question absolument fondamental. Car sans lutte des classes, évidemment, le pire peut arriver. Comme le faschisme naguère...
Bravo pour ce texte !