mardi 20 mars 2012

Gauche(s): quand Régis Debray interpelle la gauche

Dans son nouveau livre, le philosophie et médiologue veut retourner dans le "cercle de la raison" pour ne pas oublier l'Histoire et repenser l'avenir.

Debray. «D’où je parle et à qui?» demande Régis Debray dans son nouveau livre, Rêverie de gauche (Flammarion). Et puisque les urnes sont souvent «des boîtes à double fond, électoral et funéraire», le philosophe et médiologue répond: «Aux porte-flambeaux de ma famille adoptive: la gauche du possible, mature et responsable.» Qu’on ne se méprenne pas. Si le plaidoyer réflexif de Régis Debray ressemble à une rêverie pour échapper au miroir du temps, les désarrois d’un promeneur solitaire à la Jean-Jacques (Rousseau) ne nous éloignent pourtant pas de la réalité, au contraire, ils nous y ancrent de la plus belle des manières. L’auteur, s’adressant donc à cette gauche qu’il sait devoir bousculer à heure fixe, interpelle en ces termes: «À quel point en sommes-nous de l’histoire de France, si ce n’est pas là pour vous un non-sujet, et du peuple dit de gauche, si le mot ne vous paraît pas trop rétro?» Et il insiste au chevet de ceux qui n’auraient pas compris: «Un secrétaire de mairie, congelé en 1981 et se réveillant en 2012, aurait peine à retrouver ses petits. Plus de rose ni de poing. Plus de Theodorakis ni de Jean-Baptiste Clément dans les meetings où on ne chante plus, on scande. (…) Que s’est-il donc passé dans l’entre-deux? Que du bonheur. Le remplacement du militant par le notable.» Entre gauche tragique et gauche mélancolique, Régis Debray n’est pas un nostalgique.
S’il veut retourner dans le «cercle de la raison» pour éviter qu’un Spartacus soit «remis en douceur dans les clous» ou qu’«on parle de gauche comme on parle du nez pour conquérir la place» pour que, ensuite, «on tranche à droite pour y rester», c’est d’abord et avant tout pour que chacun comprenne, à commencer par les principaux responsables de cette situation, ce qu’est réellement devenue la gauche (celle dite de gestion) et ce à quoi elle devrait s’atteler pour reconquérir le sens de sa propre histoire. Car Régis ne s’y résout pas: «Billancourt à la rouille, c’est Moody’s désormais qu’on ne veut pas désespérer.» Et il l’assure: «Le light et le lourd ont permuté, notre monde a fait plus que changer 
de base : il marche sur la tête. Nos complaisances ont suivi le mouvement. Le matériel décide, du moral et du bocal.»
Héritiers. Chacun est fils de son temps. Et si la flânerie du retraité se déroule parfois à contresens, Debray prévient: «Matérialiste, mécaniste et marxiste primaire, m’est avis, néanmoins, qu’il ne faut point trop l’être si on ne veut pas finir bouchon sur l’eau. En lâchant son fil d’Ariane – la lutte pour la justice – reposant sur “l’union populaire et du régalien”, la moins mauvaise des définitions possible, sur le long terme, de la gauche hexagonale.» Nous voilà au cœur de son propos. Jamais la politique n’a été aussi «déshistorisée» qu’aujourd’hui. «À se demander si une certaine négligence pour le peuple et une certaine indifférence pour l’histoire n’entretiennent pas quelque secret rapport», ironise-t-il. «Le peuple sans société devient mystification et la société sans peuple, un capharnaüm.» Contre la domination massive de l’émotivité et des chiffres, Régis Debray choisit la gauche «plus soucieuse d’expliquer que d’émouvoir», celle qui «accorde plus d’importance à la cause» et «à la structure qu’à l’événement». S’il rappelle au passage que «sa» gauche «n’a pas le don des larmes», il exalte toutefois le «militant» des réunions et des tractages qui a «quelque chose à voir avec des notions aussi ringardes que dévouement, austérité, frugalité, renoncement».

L’engagement? Sacerdoce et devoir. Surtout s’il compagnonne avec «l’école républicaine», qui, à ses yeux, a été «peu à peu envahie par tout ce qui la nie», entérinant la disparition des humanités, des classiques, des chronologies et de l’histoire… Pourquoi les héritiers ont-ils éteint les Lumières politiques? demande-t-il. «Pour prouver aux dominants que nous étions 
de bonne foi en épousant la nouvelle religion de la performance et du profit.» Cette obstination à baisser pavillon «a révélé les dons masochistes d’une gauche policée, aseptisée, émondée», jusqu’à ce mythe de substitution, l’Euroland, «peint en terre promise» pour «donner un rêve à ronger aux orphelins du temps des cerises»…

Maillons. De quoi demain? Pour Debray, rien n’est impossible: «L’histoire de Prométhée, toujours recommencée, se monte en boucle, comme le Tour de France, et la “gauche de toujours” reviendra sans doute faire des petits tours en France.» Reste à la (re)définir. Régis propose comme feuille de route: «Quand les malins dominent, il n’est pas interdit de provoquer. Mieux: il devient nécessaire, je ne dis pas de tirer sa révérence, mais de faire un peu bande à part, pour ne pas rompre la chaîne dont nous ne sommes qu’un maillon.» Juste un maillon de la gauche, certes, mais pas n’importe lequel. À suivre.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 mars 2012.]

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'ai vu dans l'huma que Debray s'engageait pour Mélenchon. Il a donc franchi le pas, comme le laisse entendre la critique de son livre. C'est un signe supplémentaire. Bravo à lui.