samedi 10 mars 2012

Pouvoir(s): quand Alain Badiou interroge la question du vote...

Dans son dernier livre, le philosophe explique pourquoi il faut reconstituer l’Idée émancipatrice communiste. Et il demande: «Comment sortir de la représentation?»

Badiou. Un livre ouvert. Un chat tout près de l’âtre. Et tout devient pensées, vagabondages, effervescences, tourments. D’une brassée de bois sec jaillit parfois l’étincelle de la parole philosophique, embrasement qui atteint l’esprit jusqu’à la brûlure et réveille en nous la faculté de réflexion. Et plus encore. Une remise en cause. Un rappel à l’ordre… Voilà ce qui arrive à la lecture du dernier livre d’Alain Badiou, au long titre évocateur: Sarkozy : pire que prévu. Les autres : prévoir le pire (publié aux Éditions Lignes). Commençons par ce qui, à ses yeux, constitue le «bilan» de Nicoléon. Le philosophe rappelle que, en 2007, son élection relevait d’un «pétainisme transcendantal», ce qui lui avait valu à l’époque de nombreuses critiques définitives. Badiou n’y comparait évidemment pas Nicoléon à Pétain, mais désignait une forme historique de la conscience des gens, «dans notre vieux pays fatigué», quand le sourd sentiment d’une crise, d’un péril, «les fait s’abandonner aux propositions d’un aventurier qui leur promet sa protection et la restauration de l’ordre ancien». Dès lors, ce «pétainisme transcendantal» était bien ce mélange de peur, de goût de l’ordre, de désir éperdu de garder ce que l’on a, bref, de se livrer à une forme de bonapartisme quitte à dessiner une configuration qui, très clairement, allait déporter la droite classique française vers son extrême.
Une raison simple à cela: «Ceux qui prennent le pouvoir dans ces conditions subjectives doivent, qu’ils le veuillent ou non, suivre le chemin de la radicalisation réactionnaire.» C’est encore plus vrai s’ils veulent le conserver. Badiou ajoute: «Pour dissimuler le pillage politique de l’État, Sarkozy et sa clique ne peuvent que puiser leur rhétorique dans l’arsenal disponible du pétainisme proprement dit: mettre tout ça sur le dos des “étrangers” ou présumés tels, des gens d’une civilisation “inférieure”, des intellectuels “coupés des réalités”, des malades mentaux, des récidivistes, des enfants génétiquement délinquants, etc.» Conclusion badiousienne toute provisoire? «Sarkozy, c’est entendu, a été pire que je ne l’avais moi-même prévu, ce qui n’est pas peu dire.» Le nicoléonisme est donc bien ce mélange extrémiste entre «l’appropriation de l’État par une camarilla politique directement liée aux puissances d’argent et au gotha planétaire et une propagande archiréactionnaire dont le centre de gravité est une xénophobie racialiste». Exagère-t-il vraiment?

Voter. Mais venons-en à l’autre aspect –bien plus dérangeant– de ce livre. Comme vous le savez sans doute, Alain Badiou a souvent expliqué son opposition de principe au «prétendu choix démocratique» que constitue «le vote». Ainsi profite-t-il de la dernière ligne droite de la campagne électorale actuelle pour affiner et réaffirmer son argumentation. Selon lui, le vote ressemble «à un pur et simple choix forcé qui annule toute pensée autonome et tout désir vrai». Pour tout militant du Front de gauche convaincu qu’une insurrection par les urnes peut constituer une étape décisive vers la révolution citoyenne, reconnaissons à ce postulat sa force perturbatrice. Car dans notre univers déréalisé, où la représentation prend souvent trop la place de la réalité, une coupure totale s’est instaurée progressivement entre les mots et les actes, les discours et les résultats, et surtout entre ceux qui portent la responsabilité élective et ceux qui les désignent. Est-ce une raison, pour autant, de se délester d’une des pratiques républicaines fondamentales: le vote? Badiou répond: «Il est absolument vain, si nous partageons le désir d’inventer une politique d’émancipation capable de faire pièce au monde tel qu’il est, de chercher des raisons politiques de voter.» Puis il assène, provocateur: «Voter ne sert à rien, qu’aux ennemis.» Non sans évoquer le Parti socialiste: «Faut-il se faire l’agent électoral et politique de ceux qui incarnent l’autre version du pire, celle qui vous fait avaler la même potion, avec de douces paroles consolatrices et vous administre le somnifère des vaines espérances?»
Idée. Alain Badiou, on le sait, préfère les contestations de masse, partout, dans les entreprises comme dans les pays, seules légitimes pour renverser les pouvoirs en place et permettre le dépassement des institutions. La gauche (disons la gauche gestionnaire) «est le sphinx de la politique parlementaire» et la seule question qui mérite analyse est la suivante: «Comment sortir de la représentation?» Primo, reconstituer l’Idée émancipatrice, communiste, qui récapitule l’existence désirée, nécessaire, civilisée. Secundo, repenser l’articulation entre trois niveaux, peuple-organisation-État. Tertio, non pas s’emparer du pouvoir d’État mais le contraindre pour aussitôt préparer son dépérissement. Comme Marx en son temps, Badiou voit loin et haut, très haut… Trop loin et trop haut, pour l’instant?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 mars 2012.]

7 commentaires:

Anonyme a dit…

L' idée de "sortir de la représentation" est démente. Impossible de toute manière à réaliser.
Parce que l'être humain aussi primitif soit-il stipule la logique universelle de la vie de la représentation, de la présentation de l'Autre absent. Qu'on l'affuble du nom Bon Diou, Peuple, Totem, État du Royaume, État de la République, Couronne etc...
Aucune société humaine ne survivrait 5 minutes si une catastrophe venait tout à coup à anéantir ses Effigies, détruire ses emblèmes.
Illustration: que serait la fiction du "Peuple et de la Nation en Armes", si elle n'était pas représentée, façonnée, emblématisée rituellement par le défilé militaire du 14 Juillet? (Défilé que'Éva Joly propose de supprimer).

Que serait la fiction "Peuple du Démos" s'il n'existait pas des procédures de l'institution parlementaire qui permettent de désamorcer le duel: la victoire électorale sur l'ennemi politique ayant valeur de meurtre symbolique sous l'égide du Tiers constitutionnel? (Institution que Badiou propose de supprimer)

L'idéal (?) de "dépérissement de l'État" , c'est-à-dire des multiples dispositifs cérémoniels de représentation et de symbolisation des fondements de la société (fonction/fiction) est, comme tout idéal, un "anathème jeté sur la réalité" (Nietzsche).

Faire dépérir l'État c'est détruire la raison. C'est ce qui se passe dans la catastrophe subjective d'un homme qui perd la raison. D'un homme ou d'une horde, d'une secte, d'une société entière. Exemple l'Allemagne nazie en 1945.

Dernier mot. L'odre capitaliste au stade actuel ne cesse pas de détruire pierre par pierre l'État de la République.
Comment? En transférant sur chaque individu qu'il insularise la fonction de l'auto-fondation de l'auto-légitimation, de l'authentification.
La société devient dès lors une collection d'individus constitués en mini-États (Wim Wenders) autonomes qui s'affrontent ou coopérent dans des structures mafieuses, les uns aux autres. Et la République devient une collection de millions de micro-féodalités rivalisant pour le pouvoir.
Est-ce cela qu'on souhaite quand on parle de dépérissement associé au communisme?

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup le travail théorique de Badiou, mais présentement je me demande s'il veut vraiment le changement. Il n'arrête pas de réclamer la révolution, mais nous savons - et il sait mieux que personne - que l'arrivée de cette révolution ne peut être que progressive. Chaque étape après chaque étape. Pour l'heure, il faut renverser le système par le vote démocratique, puis, plus ou moins rapidement, avec une VIe république, nous pourrons éduquer les gens pour aller plus loin. Il n'y a pas d'autres solutions.
JACQUES

Anonyme a dit…

Il faut choisir: Jaurès ou Lénine. Moi, mon choix est fait. Je choisis Jaurès résolument, définitivement!!!

Anonyme a dit…

Marx a dit qu'il n'existe pas de système plus efficace que le capitalisme pour révolutionner le monde.
Il suffit de voir le niveau de vie et de libertés politiques atteint dans les pays capitalistes. Même la Chine a inscrit dans sa constitution le principe de "l'économie communiste de marché".
Aussi, il n'y a pas lieu de choisir entre Jaurès ou Lénine ni entre Sarkozi, Holland ou Mélenchon. Parce que ceux-ci ne pourraient qu'observer de loin, au même titre que les citoyens et les homo-sacers les bouleversements à venir générés par la crise mondialisée du capital.
A l'heure actuel ce sont les États qui s'effondrent et laissent la place à de nouvelles féodalités incontrôlables.
La perspective s'éloigne chaque jour d'une possibilité de mettre un peu d'ordre et de cohérence dans le chaos des empires rivaux.
C'est se mentir et faire de la politique un nouvel opium des peuples de croire que les hommes peuvent décider comme ça du jour au lendemain de faire une révolution ou une contre-révolution.
Mais bon l'homme se nourrit d'illusions nécessaires plus que de lucidé.

Anonyme a dit…

La révolution n'est qu'un processus. Ce n'est pas un aboutissement qui survient du jour au lendemain.

Anonyme a dit…

Un peuple ne fait qu'une révolution. Les Allemands n'ont jamais réédité l'exploit de la Réforme. La France est restée pour toujours tributaire de 89. Également vraie pour la Russie et pour tous les pays, cette tendance à se plagier soi-même en matière de révolution, est tout ensemble rassurante et affligeante. CIORAN

Anonyme a dit…

"Pour l'heure, il faut renverser le système par le vote démocratique, puis, plus ou moins rapidement, avec une VIe république, nous pourrons éduquer les gens pour aller plus loin. Il n'y a pas d'autres solutions."

Sauf qu'avant l'heure ce n'est pas l'heure, après l'heure ce n'est plus l'heure, etc……du genre : il faut savoir arrêter une grève, une lutte - revoir le film "rentrée au usines Wonder" - 1968 - mais cette brave ouvrière n'a pas "conscience" des grandes avancées des accords de Grenelle ? Le délégué syndical CGT et le maire PCF tentent pour tant de l'éduquer sur ce bienfait du grenelle.
Il est d'ailleurs intéressant de voir Sarkozy proposer un grenelle et tout le monde d'y courir ?

Eduquer les gens - qui sont ces "ignorants" ou inconscients" qu'il faudrait éduquer - Jacques l'éducateur conscient de la non-science ,
Le vote et justement une scène des petits maîtres explicateurs - politiques, experts, sociologues patentés.

Le vote -la politique parlementaire -est l'acte politique entérinant que les gens ne pensent pas.
Sachant qu'en plus, il y a le vote utile, l'inutile, l'extrème et le populiste…… il n'y a de bon vote que celui que les savants - les Jacques par exemple ?
Que représente le "représentant" :
60% de votants (excluant les non-inscrits et les votes blancs) 30% au 1er tour soit 20% - donc quelle représentation ,
Deuxième tour - au regard du premier, le "vainqueur" - "On a gagné" quoi un matche de foot , - n'est élu que par les votes inutiles et les populistes ? Conditions de petits calculateurs cyniques pour gagner ?

Le vote = petits maîtres explicateurs + petits calculateurs = comme pensée politique = vide et nulle. Alors continuons le jeu du semblant !

Ou alors inventons ?