vendredi 6 juillet 2012

Rousseauiste(s): éloge à un auteur plus écrivain qu'on ne le dit

Deux essais tentent de nous faire comprendre que la part littéraire est importante dans l'oeuvre de Jean-Jacques Rousseau.

Ruptures. «Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même.» Mu d’une volonté immense née d’une forme unique d’authenticité d’un moi solitaire constructif, les premiers mots des Rêveries du promeneur solitaire (1778) reste un choc pour tout lecteur. Se trouve là, par la grâce d’un auteur plus «écrivain» qu’on veut bien le dire, la puissance littéraire d’une oeuvre trop circonscrite à sa dimension politique et philosophique. Dans un essai passionnant, précis et parfois dérangeant, Barbara Carnevali, dans Romantisme et reconnaissance, figures de la conscience chez Rousseau (Droz), tente de remettre en cause l’image rassurante du prophète romantique, sans jamais, pour autant, négliger le fait que Rousseau incarne pour nous tous une double rupture primordiale: rupture politique (la fin de l’absolutisme monarchique) et rupture personnelle (avec les besoin factices de l’amour-propre). La première rupture fera de Jean-Jacques l’un des inspirateurs incontournables de la grande Révolution. La seconde rupture permettra à des générations de lecteurs et d’historiens de transformer l’auteur de l’Emile en véritable annonciateur de toutes les facettes du romantisme.

Littéraire. Pour Barbara Carnevali, Les Confessions (1770), presque à elles seules, permettent de sonder la longue tradition de la philosophie morale qui redéfinit les «lois» de l’opinion et refuse les illusions de l’amour-propre. A partir de trois scènes bien précises, qui tournent toutes autour de la question de la reconnaissance, l’auteur détaille la richesse du récit autobiographique permettant à Rousseau de mettre en avant les contradictions humaines, par sa propre expérience, par ses propres failles.
A la naissance de la dialectique de l’intime-universel, Barbara Carnevali, contrairement à tant d’autres, ne réduit jamais l’immense oeuvre de l’homme du « Contrat social » à certains faits et gestes marquant, mais, avec ambition, approfondit la portée philosophique de certains textes: «Même le promeneur solitaire est un être social de part en part, et la quête d’un moi authentique, pur et autonome est une illusion.» Revanche de la littérature sur la philosophie? Sans exagérer, affirmons néanmoins que, à la lecture de ce livre, au croisement de l’histoire et des sciences sociales, nous revisitons d’un oeil nouveau l’importance des textes autobiographiques de Jean-Jacques, dans leur complexité, leur ambivalence.
Certains penseront qu’ils sont plus riches et fondamentaux que les textes théoriques. Disons plutôt que c’est la singularité de l’expérience humaine – ses excès et ses défaillances – que Rousseau propose aux chercheurs d’une pensée politique, d’une pensée tout court. «Je fais la même entreprise que Montaigne», proclame-t-il dans sa «première» Rêverie. A cette différence près, que le Moi de Rousseau n’est pas la voie royale vers la sagesse qui éclaire Montaigne. Ni cet «amabam amare» qui conduit Augustin à la religion. «Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi, seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire que je ne suis fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre»: beaucoup de choses commencent là aussi, dès les premières lignes des Confessions: le Moi solitaire, qui y paraît là exalté, voire égoïste, déjà romantique en quelque sorte, ne cesse pourtant de traquer sa vérité fuyante.

Faudrait-il donc lire entre les lignes une écriture à la fois séduisante et souvent scandaleuse? Dans Déplaire au public: le cas Rousseau (Classique Garnier), Christiane Hammann s’attache à dévoiler la sophistication du projet littéraire et philosophique rousseauiste. Dans cet essai érudit, nous comprenons mieux la mutation accomplie par le Genevois dans sa quête d’une parole «libre», «non conforme», voire «violente». Pour Christiane Hammann, «ce rapport conflictuel avec ses lecteurs fut programmé par Rousseau», «récusant le devoir de plaire», «émancipé du poids de l’opinion et des puissants, obéissant aux seules exigences de sa conscience et de la vérité.»

Anniversaire. Le goût des chiffres ronds et le culte (souvent légitime) des grands hommes conduisent le bloc-noteur à évoquer Jean-Jacques Rousseau, né à Genève en 1712, voilà trois cents ans tout juste. Mais le Rousseau comme auteur à part, car ses écrits les moins théoriques en apparence dépassent de loin les petites constructions où l’Ecole et un grand nombre d’historiens continuent de vouloir l’enfermer. Parce que Rousseau nous a inculqué l’intérêt général, il n’était sans doute pas vain, car il le mérite bien, de rappeler cet intérêt particulier.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 juillet 2012.]

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