mercredi 17 avril 2013

Argent(s): à propos de capitalisme...

Que sont devenus les promesses de «régulation des excès de la finance» et autre «transparence des marchés»?

Paradigme. Jadis, on voulait faire quelque chose – aujourd’hui, on veut être quelqu’un… Vous aussi vous l’avez constaté: quand un paradigme change, tout change (ou presque). Pour bien comprendre à quel point l’espace symbolique du «monde de la finance» a pris le pas sur notre univers global, donc mental, utilisons une métaphore sportive, un petit exemple en apparence, et remémorons-nous ce que disait Michel Platini dès 2008: «L’argent a toujours été dans le sport, et le professionnalisme fait partie du football depuis cent cinquante ans. Mais l’argent n’a jamais été le but ultime du football, gagner des trophées restant l’objectif principal. Pour la première fois, on risque d’entrer dans une ère où seul le profit financier permettra de mesurer le succès sportif.» Visionnaire l’ancien joueur génial? Diagnostic hélas signifiant: l’argent ne nous sert plus, c’est nous qui le servons. Le «nous» étant, vous l’aurez compris, l’extrapolation du monde tel qu’il est…

Capitalisme. S’alimentant tous les jours à la source d’un système économique et financier globalisé dont le profit est la seule morale, que sont devenus les promesses de «régulation des excès de la finance» et autre «transparence des marchés»? Mieux: comment vouloir transformer en vertu des vices qui manquent à la conception? L’argent, en soi, n’est pas en cause. D’après les historiens, l’argent aurait vu le jour dans le monde grec, en Lydie, vers le VIe siècle avant Jésus-Christ. Les puristes rectifieront d’eux-mêmes: oui, il existait antérieurement, depuis deux millénaires à peu près, des moyens d’échange, des outils par exemple, et même un étalon de valeur, le bœuf, puisque le commerce le nécessitait. Le capitalisme, par contre, qui a adossé son projet de développement sur la maîtrise clanique des puissants sur des dominés précisément par l’accumulation du capital et la détention de tous les outils traditionnels de production, reste la clef de voûte de l’aliénation collective – signalons au passage que le «capitalisme financier», ainsi nommé par la novlangue, n’est qu’une étape, adaptée à notre temps, du capitalisme rendu à sa sauvagerie. Rappelons donc une banalité : depuis son origine, le capitalisme reste du capitalisme…
Au petit jeu des citations que nous pourrions multiplier à l’infini, en voici une, un peu longue pardonnez-nous, qui a retenu notre attention tout à fait par hasard: «L’immense catastrophe financière de ces temps derniers vient de prouver d’une façon définitive que la probité est en train de disparaître. (…) Voler dix sous est toujours voler ; mais faire disparaître cent millions n’est point voler. Des directeurs de vastes entreprises financières font chaque jour des opérations que tout leur interdit. (…) Des hommes à qui leurs fonctions et le mandat qu’ils ont, et les dispositions mêmes de la loi, interdisent tout jeu de Bourse, sont convaincus d’avoir trafiqué sans vergogne, et quand on leur prouve, ils font en riant un pied de nez, et en sont quittes pour aller manger en paix les millions que leur ont donnés des opérations illicites!» Alors? De quand et de qui proviennent ces propos saisissants? Est-ce le radical Édouard Herriot, qui, en 1932, nomma un homme de droite au Budget avec la réussite que l’on sait? Est-ce Nicoléon, grand faucheur d’illusions, qui promettait sans rire de «moraliser le capitalisme» au début de la crise de 2008? Est-ce Normal Ier lui-même, pris de remords après avoir téléphoné à Laurence Parisot pour la féliciter de son rôle dans l’accord sur la flexibilisation de l’emploi? Est-ce un éditorial récent de l’Humanité, voire les écrits rageurs d’un dirigeant du Front de gauche? Détrompez-vous. Cet avertissement est extirpé d’un éditorial lu dans le Gaulois du 14 février 1882, signé Émile Zola. Depuis, les patrons des mines et des forges ont juste été rejoints par les traders fous (pléonasme).

Poésie. Mauvais temps pour les progressistes, tant il se vérifie que «l’oubli du passé est mortel au progrès», comme le professe Régis Debray? Ne l’oublions pas, le néocapitalisme ne se résume plus à la propriété des moyens de production, réduits à l’état de moyens de spéculation. La colonisation du capitalisme s’est dorénavant répandue à l’économie de services, à la consommation la plus élémentaire et même à notre imaginaire créatif «googleisé». Dans le recueil de poésies qu’il publie chez Flammarion ces jours-ci, intitulé ''Configuration du dernier rivage'', Michel Houellebecq, avec sa ruse coutumière, sauve (malgré lui) la possibilité d’écrire en revisitant ce monde rendu aveugle par ses dominations. Il décrit :
«Il faudrait traverser un univers lyrique /
Comme on traverse un corps qu’on a beaucoup aimé /
Il faudrait réveiller les puissances opprimées /
La soif d’éternité, douteuse et pathétique.»
Une autre manière de voir ce qui saute aux yeux.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 avril 2013.]

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