jeudi 11 juillet 2013

Espionné(s) : Big Brother made in USA

Sachez-le: dès que vous utilisez votre iPhone, votre tablette, votre ordinateur, dès que vous échangez des messages sur notre téléphone ou sur Facebook, dès que vous tweetez, vous vous trouvez violés dans votre intimité...
NSA. «Big Brother is watching you»: le Grand Frère vous regarde. Ceux qui ont lu 1984, de George Orwell, n’auront aucun effort d’imagination à consentir pour comprendre, jusque dans les moindres détails, l’enjeu de ce qui vient d’être révélé aux États-Unis. «Révéler» est d’ailleurs un verbe bien pompeux pour un secret dont on savait qu’il n’en était pas un: les services secrets américains possèdent de grandes oreilles, ils en usent et abusent dans des proportions qui dépassent souvent l’imagination – en ce domaine, la nôtre est assez extensible… Depuis la publication par le Washington Post et le Guardian du témoignage d’Edward Snowden sur l’existence d’un réseau d’espionnage mondial baptisé Prism, piloté par la National Security Agency (NSA), nous avons donc confirmation que nous sommes observés, tous autant que nous sommes.
Rien de neuf depuis le ciel, direz-vous? Oui. Et non. Car évidemment, les moyens technologiques du moment n’ont qu’un lointain rapport avec ce qui existait il y a encore dix ou quinze ans. Sachez-le: dès que nous utilisons notre iPhone, notre tablette, notre ordinateur, dès que nous échangeons des messages sur notre téléphone ou sur Facebook, dès que nous tweetons, bref, dès que nous pénétrons au cœur d’une des pieuvres globalisées, Google, Yahoo!, Microsoft, Apple ou un géant de l’informatique, nous nous trouvons violés dans notre intimité. Il sera bientôt plus facile de procéder à la traçabilité d’un citoyen que des aliments industriels qui composent nos repas quotidiens… 

Stockage. Dans 1984, Big Brother n’apparaît jamais en personne. Il est représenté par le visage d’un homme (fictif) entre deux âges, moustachu, fixant les personnes droit dans les yeux avec dans le regard les vertiges d’une expression ambiguë : mélange de sévérité et d’empathie. Orwell avait vu juste. 
Le système ainsi décrit (théocratique, autocratique ou au nom d’un parti) nous mène à l’enfer en le pavant de bonnes intentions. La lutte contre le terrorisme justifierait tous les moyens, quitte à rogner sur les droits civiques les plus élémentaires. À l’instar du Patriot Act, les États-Uniens renoncent désormais à toute protection de leur vie privée. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, une majorité d’entre eux 
se déclarent «favorables» à ce type de surveillance… Dans 
la Vie des autres, les sbires de la Stasi posaient des micros 
et consignaient les faits et gestes des Allemands de l’Est 
au prix de séances d’espionnage jour et nuit et de comptes rendus exhaustifs, retrouvés, depuis, dans les archives. Avec 
les agents de la NSA, plus besoin de perdre son temps. 
Ils pratiquent ce que les responsables français de la DGSE appellent «la pêche au chalut», la récolte ultrasophistiquée d’une immense quantité d’informations qui, après, doit être compressée puis décompressée avant décryptage. Nous sommes loin des agissements de Jack Bauer, le héros de 24 Heures chrono. Encore que. Depuis le 11 septembre 2001, les lois d’exception de George W. Bush ne manquent pas. 
Dans les faits, le 4e Amendement, pare-feu constitutionnel 
contre les perquisitions non motivées, a été en partie vidé 
de sa substance. Mais qu’on se le dise, la NSA ne compte pas s’arrêter là. Elle construit actuellement un mégacentre dans 
le désert de l’Utah, à Bluffdale, un complexe gigantesque classé secret-défense, décrit par le Daily Beast comme «la machine ultime de ce qu’est devenu notre État paranoïaque». Le scandale Prism nous a appris que la NSA, qui pactise avec tous les grands groupes privés, avait eu accès à des millions de communications en tout genre: où s’arrêtera-t-elle dans sa volonté d’accroître ses capacités de stockage et de ressources de calcul? Poser la question, c’est déjà s’inquiéter. Un ancien employé des services secrets américains, William Binney, expliquait cette semaine que le nouveau centre de Bluffdale disposerait d’une capacité de stockage inégalée : 5 zettaoctets, soit 5.000.000.000.000.000.000.000 octets, l’équivalent de 250 milliards de DVD. De quoi conserver un siècle de communications mondiales. Vous avez bien lu.

But. Big Brother n’est pas qu’une allégorie. Jamais dans toute l’histoire les puissances dominantes n’ont disposé d’autant de moyens pour maintenir leur hégémonie, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Dans 1984, le Grand Frère est une icône de propagande qui n’existe pas comme être humain, mais qui se veut immortelle tant que le parti (comme métaphore) demeure au pouvoir, par tous les moyens, jusques et y compris la désintégration du noyau familial. «Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions, mais de détruire la faculté d’en former aucune», écrivait Hannah Arendt. Comment le dire mieux?
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 juin 2013.]

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