jeudi 13 février 2014

Bernard Chambaz: «Pédaler avant d’écrire, parce que pédaler c’est avancer, donc survivre»

Le dernier roman de Bernard Chambaz, Dernières Nouvelles du martin-pêcheur (Flammarion, 320 pages, 19 euros), nous emmène dans une traversée est-ouest des États-Unis à vélo. L’écrivain, les mains sur le guidon, part sur les traces de son fils cadet, Martin, mort tragiquement en 1992, et affronte à chaque page les apparitions de l’être disparu. Une littérature au sommet, celle du deuil et de la vie. Partir à vélo, vingt ans après la mort de votre cadet, pour traverser les États-Unis d’est en ouest, est authentiquement une idée de cycliste. Or tous ceux qui vous connaissent bien savent que vous êtes un grand cycliste. Et pourtant, à la lecture de ce livre qui sera, quoi qu’il arrive, l’un des livres les plus importants de l’année 2014, on finit par se dire qu’il s’agit probablement d’une des plus incroyables expériences littéraires doublée d’un authentique exercice de style.

-Vous fallait-il un exploit physique pour atteindre à une telle incandescence des mots, sur un sujet particulièrement douloureux? En somme, pourquoi pédaler avant d’écrire?
Bernard Chambaz. Exploit physique, je n’irai pas jusque-là, même si 5 500 kilomètres à vélo en un mois et rouler par plus de 45 degrés à l’ombre quand il n’y a pas d’ombre finissent par faire une belle traversée ; incandescence des mots, je vous remercie, j’aimerais bien qu’il en soit ainsi car c’est vraiment ce que « la littérature » exige. Pédaler avant d’écrire est bien le fondement même de ce livre, parce que pédaler c’est avancer, donc survivre, parce que j’en ai fait l’expérience il y a vingt ans à la mort de notre fils, parce que je suis vraiment reparti à la rencontre de Martin, de ce qu’il était en quelque sorte « devenu », comme à la rencontre du livre, sans savoir à l’avance ce qu’il en adviendrait. Pédaler m’offrait le moyen idéal de me rapprocher de lui, par le songe, par la compagnie qu’il représenterait forcément tout au long de ces journées où je serai sur la route cinq à six heures. J’espérais que pédaler permettrait au roman de se mettre en place. Et c’est bien ce qui s’est passé. Dernières Nouvelles du martin-pêcheur aurait pu être un livre d’une immense tristesse, d’une insondable mélancolie. Ça l’est en quelque sorte, bien sûr, mais, j’ose affirmer que nous percevons au détour de ces pages comme une réconciliation avec la vie.

-Pardon pour cette question: se réconcilier à la vie par la littérature, est-ce seulement envisageable, possible, quand on a traversé la pire des douleurs pour des parents?
Bernard Chambaz. Là encore je vous remercie de voir, de lire, les choses ainsi. Certes la mélancolie et la tristesse sont présentes, certes on reste inconsolable d’un tel deuil, mais ce livre – qui est aussi un roman – a l’ambition de faire face à la tristesse, de lui tenir tête, et de montrer que, quoi qu’il en soit, il y a place pour la joie. Cette réconciliation avec la vie ne date pas d’aujourd’hui, elle doit énormément à nos deux autres fils, elle a même probablement été à la base de notre « survie ». Et j’aurais tendance à penser que ce n’est pas la littérature qui m’a permis de me réconcilier avec la vie, mais plutôt l’inverse : que c’est la vie qui m’a permis de continuer à écrire parce qu’elle irrigue – malgré tout – le champ de la conscience et du réel. Un dimanche, le 12 juillet 1992, vous apprenez que l’un de vos trois fils vient de se tuer dans un accident de voiture. De ce drame absolu, vous aviez écrit Martin cet été, l’un des plus grands livres sur la douleur de perdre un enfant. Pourquoi avoir écrit ce livre à l’époque ? Et pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d’en écrire un autre, vingt ans plus tard ? Bernard Chambaz. J’avais écrit ce récit parce que j’en avais ressenti l’absolue nécessité. C’était à la fois comme on dit un « tombeau » et son refus, puisqu’on dit bien « muet comme une tombe ». Je reprenais cette vieille tradition qui rappelle qu’il faut donner des mots au malheur pour ne pas étouffer. Sinon, je n’aurais jamais plus écrit, je n’aurais plus eu confiance en les mots. Cette fois-ci c’est un roman. La nécessité est différente, mais le besoin aussi pressant. Il s’agit, vous l’avez dit, de témoigner de ce qu’a été une réconciliation avec la vie, l’affirmation de la possibilité de la joie. Le projet vient aussi de l’idée de traverser à nouveau, et à vélo, ce pays fascinant, les États-Unis, que nous avions traversé avec nos trois fils à la fin des années 1980 et qui était resté un de nos plus beaux souvenirs. J’y étais d’ailleurs retourné en grand reportage pour l’Huma, au Texas, en 2004 lors de l’élection présidentielle, quand nous attendions la défaite de l’administration Bush. L’été 2011, j’imaginais donc que nous rencontrerions au cours de ce nouveau voyage des lieux et des personnages, vivants ou morts, parfaitement «romanesques». Je n’ai pas été déçu. Si j’ai écrit ce roman, et si je lui ai donné ce titre, Dernières Nouvelles du martin-pêcheur, c’est aussi pour donner en quelque sorte des nouvelles de Martin à celles et ceux qui évoquaient toujours mon récit et m’en demandaient des nouvelles, souvent avec délicatesse, par exemple au village du livre à la Fête de l’Huma. Maintenant, ils pourront donc voir ce qu’il en est. Et quand je répondrai, c’est de ce roman-là, plus lumineux, que je pourrai parler, avec moins de tristesse et de réserve que du récit. Quant à «dernières», ce sont bien sûr les nouvelles les plus récentes mais aussi les ultimes car j’ai le sentiment d’être allé en ce domaine au bout du chemin qu’on peut suivre.


-Il y a vingt ans, vous écriviez: «Il n’y a pas de pire peine. Il n’y a pas pire. Mais il y a les facettes infinies du pire.» Que vous a apporté ce livre, à vous et à votre femme, Anne, qui vous a accompagné dans ce voyage et qui est un personnage important de ce livre? Au fond, à quoi sert la littérature?
Bernard Chambaz. Même si leur éclat est moindre, moins vif, les facettes du pire continuent à briller. Cela dit, avec ce nouveau roman, nous sommes en effet dans un autre registre. Je ne sais pas très bien dans quelle mesure et comment distinguer le voyage (ou la traversée) du livre. Si ce n’est, déjà, une question de temps : un mois pour le voyage, deux ans – plus ou moins à plein temps – pour le livre. Pour moi, ce mois de vélo a été exceptionnel et ces deux ans d’écriture, une tension majeure. Pour ma femme, le personnage de ma femme, vous avez raison de dire qu’elle est un personnage important de ce livre. Elle est même d’un certain point de vue le personnage clé. Car j’ai essayé aussi de voir les choses non seulement avec elle, mais de son point de vue, du côté des femmes. L’amour maternel a ses spécificités et n’est pas un vain mot. Et c’est bien pourquoi je me suis davantage attaché à Anne Morrow, la femme de Lindbergh, qu’à Lindbergh lui-même dans la partie dont ils sont un motif. Vous demandiez: à quoi sert la littérature? J’ai envie de répondre: à pédaler.

-Depuis vingt ans, vous avez écrit de très nombreux ouvrages, des romans, de la poésie, des autobiographies, des récits de voyages, des monographies de peintres et de musiciens, etc. Je ne crois pas trahir un secret en disant que, souvent, Martin y revenait, au fil d’évocations, d’allusions parfois très voilées.
Bernard Chambaz. Oui, il a été une présence discrète mais continue, persévérante, dans tous mes livres. C’était une façon, pas si dérisoire, de le garder présent avec nous, les vivants. Il était là aussi dans le choix de mes livres – par exemple les trois derniers: Plonger, au nom du gardien de but allemand Robert Enke qui se suicide pour un ensemble de raisons sportives et personnelles, en particulier la disparition de sa petite fille ; Caro carissimo Puccini, parce que j’avais entendu un air de Tosca dans un enregistrement du 11 juillet 1992 ; Portugal, qui part de la dernière rencontre entre le père et le fils Giraudoux. Et, bien entendu, il est le cœur de tous mes livres de poèmes mais, malheureusement, on lit peu la poésie.

-À propos de votre fils Martin, vous écrivez ces mots bouleversants: «Penser à lui ce n’est pas seulement penser à lui hier, c’est penser à lui maintenant, c’est le maintenir en “vie” en pure perte, ici et “à présent”, alors même qu’il n’est plus là, et se retourner avec la même impuissance que dans les mythes mais éprouver le vertige de le voir malgré tout, un instant, à jamais souriant.» Il a trente-cinq an: «Il a forci et l’âge lui va bien. (…) Anne et moi sommes heureux de voir qu’il a vieilli. Il a toujours les cheveux bouclés…» Vous le racontez (presque) au présent…
Bernard Chambaz. Ce fut une des surprises de cette traversée: le voir (si on peut dire) vieilli, faisant son âge, non plus seize ans mais trente-cinq, ressemblant à ses frères, et reprendre une partie de tennis que nous avions disputée autrefois. Oui, je le raconte au présent parce que nous vivons au présent et parce que c’est sans doute le temps narratif le plus judicieux.

-Au fil de votre périple – combien de kilomètres par jour en moyenne? – vous mêlez votre propre expérience sportive et littéraire avec les lieux, les paysages, les routes, mais aussi avec quelques grandes figures états-uniennes qui ont, elles aussi, traversé des tragédies comparables à la vôtre, comme par exemple le 26e président des États-Unis, Theodore Roosevelt, Charles Lindbergh et Anne Morrow, Martin Luther King… Quels ont été pour vous les personnages les plus signifiants?
Bernard Chambaz. J’ai donc pédalé 5 500 kilomètres, soit une centaine de miles (environ 160 kilomètres) par jour, ce qui est à la portée de nombreux cyclistes. Le paysage et les conditions ont rendu certaines étapes fabuleuses: que ce soit au milieu des maïs et contre le vent dans le Midwest, sur l’autoroute pour monter vers le col des Rocheuses, sur le socle arasé de la terre vers Monument Valley, une matinée d’orage démentiel, mon «arrestation» par un shérif parce que je ne roulais pas au milieu de la route (environ une voiture tous les quarts d’heure) dans la traversée du désert. Les rencontres ont également représenté des temps forts: aussi bien des personnages historiques grâce au principe romanesque, que des «anonymes» par les hasards de la route. Parmi les anonymes, je me souviens notamment de ce vieux monsieur en salopette et déambulateur devant une église qui aurait bien aimé que ma femme le suive pour assister au service religieux et qui aurait encore préféré m’emprunter mon vélo pour faire un petit tour comme autrefois ; et aussi des motards croisés en général le week-end, mais beaucoup de motos «for sale» (à vendre) par des types pris à la gorge par la crise et les banques. Parmi les personnages historiques, je me suis notamment attaché (avec une partie pour chaque famille) aux Roosevelt et aux Lindbergh. Et j’ai été particulièrement frappé par la façon dont chaque père réagissait à la mort de son fils: Roosevelt, mort six mois plus tard, le cœur brisé, à tout juste soixante ans ; Lindbergh ayant encore une douzaine d’enfants, avec sa femme, avec trois autres femmes, et avec chacune des trois un foyer clandestin. D’autres figures ne m’ont pas quitté, ni pendant la traversée ni pendant l’écriture du roman: Martin Luther King, Kerouac, Geronimo, Marshall Taylor, le premier Américain noir à gagner un titre de champion du monde de cyclisme qui tranche un peu avec «votre» cher Armstrong… Martin ouvre encore le chemin, vous pédalez, vous avancez, vous vivez…

-Avec cette forme d’harmonie et cet incomparable volontarisme, avez-vous réussi le livre joyeux que vous aviez ambitionné d’écrire?
Bernard Chambaz. Oui, il ouvre le chemin, j’avais l’impression parfois qu’il me tirait en avant, comme si nous étions liés par un câble invisible, comme si nous disputions justement ce qu’on appelle une course à l’américaine, qu’on nomme «Madison», du nom d’un autre président qui ne faisait pas de vélo mais qui a donné son nom au Madison Square Garden, où avaient lieu les courses par équipes de deux afin que le vélodrome reste ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour contourner la loi qui interdisait aux coureurs de rester en lice plus de douze heures, une belle page d’histoire sociale. La volonté était là, c’est sûr, une volonté tenace d’abord pour mettre en œuvre le projet, puis à vélo de la côte est à la côte ouest, enfin à ma table de travail de la page 1 à la page 315. De toute façon, il appartient au lecteur de dire que ce livre est joyeux ou, à tout le moins, d’y reconnaître la part de joie qui le fonde et l’allégresse qui le porte.

[ENTRETIEN publié dans l'Humanité du 7 février 2014.]

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'ai lu ce livre après avoir vu cet entretien magistralement mené dans l'Huma de la semaine dernière. J'ai dévoré le livre. Un grand livre, triste à pleurer. Mais magnifique. Quand Bernard Chambaz réécrira t il dans l'Huma, comme il l'avait fait en Ukraine l'an dernier ?
ANDRE