vendredi 15 avril 2016

Carnivore(s): pourquoi cette violence faite aux animaux?

Chaque année, nous tuons 70 milliards de mammifères et d’oiseaux et 1 000 milliards d’animaux marins pour notre consommation. Notre rapport à la vie, à la mort et au vivant s’en trouve-t-il toutefois bouleversé?

Protéines. Pourquoi parler de cela, ici et maintenant? Pourquoi évoquer semblable sujet, quand tant d’autres, plus «importants», plus «essentiels», se bousculent et se disloquent dans les fracas de l’actualité? Pourquoi –mais enfin!– consacrer un peu de temps indispensable à d’autres tâches pour écrire, comme un vol dans la nuit, sur la violence faite aux animaux? Admettons volontiers que les nouvelles et récentes révélations de l’association L214, qui vient de mettre en évidence la pratique de traitements cruels dans un abattoir français, un de plus, n’y sont pas pour rien. Depuis des années, nous connaissons le discours dominant, qui consiste à n’accabler que le système agro-industriel (où les ouvriers, au passage, connaissent d’épouvantables conditions de travail) et son système d’«industrialisation de la mort» à des fins «pratiques», autrement dit pour nourrir la masse des citoyens que nous sommes. Sauf que lesdites révélations ne concernent en rien les filières industrielles, mais bien la «viande bio», vous savez, cette production «éthique» qui donne bonne conscience aux âmes sensibles et impose depuis quelques années un nouveau précepte que la petite bourgeoisie gnangnan bêle sur tous les tons, «la mort qui a du sens», s’exonérant d’une réflexion simple qui parcourt pourtant l’esprit des humains depuis au moins deux siècles: il n’y a pas de mort heureuse dans les abattoirs. D’où cette interrogation: d’où provient ce rapport pathologique de notre culture à l’animal, vulgaires protéines sur pattes?

Derrida. Chaque année, nous tuons 70 milliards de mammifères et d’oiseaux et 1 000 milliards d’animaux marins pour notre consommation, auxquels il convient d’ajouter quelque 150 millions de bêtes pour la fourrure. Notre rapport à la vie, à la mort et au vivant s’en trouve-t-il toutefois bouleversé? Et plus généralement, repense-t-on fondamentalement le «statut» de la violence faite à l’animal, donc au vivant, ancré au cœur même de notre culture contemporaine, sachant que ce «vivant animal» partage avec le «vivant humain» des caractéristiques communes, la sensibilité, l’intelligence et même l’empathie? Ainsi nous choyons et dépensons des milliards pour nos chiens et chats, nous protégeons les pandas et pas mal d’espèces en voie de disparition, mais nous massacrons tout le reste en nous inventant l’idée charmante du «carnivore éthique»… À la vérité, le bloc-noteur doit admettre une faiblesse par trop intellectuelle sans doute, mais une faiblesse d’autant moins stupide –prenons-la pour telle– qu’elle trouva sa source dans l’un des livres posthumes de Jacques Derrida, l’Animal que donc je suis (éditions Galilée), publié en 2006, recueil de textes donnés lors d’une série de conférences retentissantes. Le philosophe de la déconstruction, dont l’œuvre est peuplée précisément de figures animales, s’attaquait dans un véritable corps-à-corps à la tradition de la pensée moderne héritière de Descartes et son mortifère «animal-machine», qui, pour le dire vite, justifie l’arrogance humaine.

Jacques Derrida.
Derrida assurait que «l’assujettissement de l’animal par l’homme a pris depuis deux siècles des proportions absolument inouïes, d’une violence sans précédent, que nous n’avons plus le droit d’ignorer». Et il ajoutait, ce par quoi toute notre argumentation devrait d’abord se formuler: «Il est aberrant de nommer par un terme unique, “l’animal”, cette multitude hétérogène d’êtres vivants, et de tracer de la sorte une seule et unique limite –qui serait liée principalement au langage “conscient”– entre l’homme et l’animal, limite qui définirait le “propre de l’homme” et qui autoriserait le traitement infligé aux animaux. (…) Cette altération, de quelque manière qu’on la nomme ou l’interprète, personne ne saurait dénier qu’elle s’accélère, qu’elle s’intensifie, ne sachant plus où elle va, à une profondeur et à un rythme incalculables.» Sans pratiquer d’aucune manière une quelconque indifférenciation, nous voici donc devant la question abyssale d’un rapport à l’animal nouveau, inouï, insoutenable, sans précédent et aux conséquences désastreuses. Des conséquences pour nous aussi, les humains, puisque nous nous reconnaissons sous ce nom et que nous sommes censément doués de raison et d’intelligence. N’est-ce pas?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 avril 2016.]

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